jeudi 13 mars 2014

Josefwiese

Je m’enfonce, je m’enrobe dans le petit coton des jours qui passent en défilant leur petite routine. J’en deviens un petit zombie décousu mal recousu.

Parfois j’émerge.

Aujourd’hui suis allée manger à la Josefwiese, un endroit qui sur le papier n’aurait rien pour être mentionné, un carré de parc, une allée avec des peupliers, des colonies de poussettes et de mères plus jeunes que moi, aux yeux moins plissés que les miens. Mais in situ, le tout a un charme quasi cosmique, comme si le temps s’y était arrêté.

C’est peut-être l’attrait du viaduc, où filent parfois les trains en faisant trembler les boutiques bobo cises en dessous. La coulée mobile s’oppose aux colonnes des peupliers, le tout sur fond vert du carré. Et la clé est de savoir que les trains poussent jusqu’à l’aéroport. En somme, ce parc sonne comme la possibilité d’une fuite. 

Je ne sais. C’est toujours que j’y suis dans un ciel bleu éclatant pommelé de nuages. Peut-être là uniquement la clé de son charme. Je devrais tenter le coup un jour de novembre plombé, sourd comme une chambre de motel emplie de moquette ou triste comme un couloir d’hôpital.

Bref, je m’y assois et j’ouvre mon livre. A ma droite, des groupes jouent à la pétanque, tout âge mélangé. Un seul répond à ma conception du véritable pélotiste. Un vieux petit monsieur râblé, au ventre proéminent, un Méridional, ça se voit à sa casquette. Un pro de la pétanque, on le devine au mètre qu’il promène partout pour mesure la distance qui sépare les boules du cochonnet. Il joue avec des jeunes gens, qui ont garé leur vélo pas loin. Une jeune fille complète le groupe.

Je me demande si ces gens se connaissaient avant d’entrer dans le parc. Ou s’il suffit d’y arriver avec sa panoplie, ses boules et aussi d’entrer dans la société secrète. Si c’est le cas, j’envie profondément cette socialisation facilitée, que je n’ai vue jusqu’alors qu’auprès de rombières à teckel. 

A ma gauche, un tintamarre ne se réduit pas. Je ne comprends rien à la conversation, cela doit être du suisse allemand, mais celui qui parle ne doit pas le maîtriser complètement. Il lance les sons comme d’autres des bombes, la langue n’est plus qu’éclatement sonore. Il doit parler le dialecte comme il parle sa langue maternelle, une langue asiatique si j’en crois ses yeux bridés. 

Mais son teint est plus cuivré que les Asiatiques du Sud-Est, et à sa manière de s’asseoir accroupie derrière le peuplier, il me fait penser aux chauffeurs de taxi  d’Asie centrale qui peuplaient les rues de Bichkek, se délassant ainsi dans l’attente des clients.

Il fait une pause, mais invective toujours les joueurs de ping pong qui ont pris sa place. C’est visiblement un tournoi, mais le groupe disparate attire les regards. Il y a un chauve à chemise lamée (oui lamée, comme dans une soirée disco) qui scintille au soleil à chacun de ses mouvements. Il parle parfois en français, parfois en dialecte. L’autre joueur est de dos et n’a rien de spécial. A côté, un autre Asiatique, plutôt replet et à la coupe de cheveux stylé (je dirais une sorte de banane nord-coréenne), attend son tour, à côté d’un petit garçon basané. Quel groupe.

« Kommunistich, du » je comprends enfin un mot de la diatribe du chauffeur de taxi accroupi. Les autres répondent. « ja aber es waren Kommunisten im Nord Vietnam » s’entête-t-il à tue tête. Je m’étais trompée: il doit être vietnamien.  Une fois l’accusation lancée (à qui est-elle destinée?) il se calme. Le groupe continue de jouer au ping pong. Parfois une balle tombe à mes pieds. On vient la ramasser.

Le train sur le viaduc repasse. Pas besoin de le prendre pour s’évader.