jeudi 30 janvier 2020

La pythie


C’est au milieu de l’église de Winterthur qu’on me redonna une dignité. 
Aux murs, des fresques trop colorées pour être centenaires représentaient à la façon paléochrétienne les prophètes de l’ancien Testament. Des noms exotiques pour une catholique, comme Habacuc, dont le nom a certainement dû être proscrit du cathéchisme romaine de peur de faire pouffer les gamins.

Machinalement, j’égrénais les noms sur les parois, une litanie de prophètes inscrite sur fond bleu-roi.


- Ton nom, il vient bien de Delphes ? 


Je me retournais, bouchée bée. C’est la première fois depuis des temps immémoriaux qu’on me parle de la ville grecque lovée entre les montagnes, plutôt que du cétacé habituel, dont toutes les langues, tant germaniques que slaves, ont paré le phonème de mon prénom de la signification de dauphin, alors que le français conservait le mot « Delphine » pour désigner les femmes.


Une dignité retrouvée. Me voilà de retour parmi les vivants.


Au milieu de la nef de Winterthur : une église néo-basilicale, comme je l’expliquais un peu plus tôt à mes amis, qui écoutaient studieusement. J’étais étonnée d’être la seule à avoir des notions en histoire de l’architecture. C’était la partie que j’ai préféré à mon semestre d’histoire de l’art, vieux déjà de quatre lustres. Mes notes doivent prendre la poussière ou moisir quelque part au galetas, mais dans mon cerveau, tout fait encore sens.



L’amour de l’histoire. Je ne comprendrais jamais comment on peut en être dénudée. JE me rappelle de mon excitation lors du dévoilement du plan de l’abbaye de St-Gall. Une scénographie étudiée révélait au dernier moment le vieux parchemin, tout de même vieux de 12 siècles, et qu’on ne dévoilait que 20 secondes pour le préserver des yeux lasers, ou du moins de la lumière artificielle. J’attendais que la paroi se soulève, comme un rideau de cinéma, mais c’est le plateau surlequel reposait une reproduction en bois de l’abbaye selon le plan qui se souleva. L’abbaye en 3D se souleva dans les airs pour faire place à un caisson oÙ était étalé un morceau de cuir, où ma stupéfaction me laissa juste le temps d’admirer les coutures entre les différentes pièces de la peau de mouton. Je ne pris garde qu’à peine aux scribouillis, à l’encre noire et rouge qui composaient des figures géométriques sur la surface où l’on voyait douze siècle après les pores de l’animal dépouillé de ses poils, et qui elle retint toute mon attention.



Je me rappelais qu’une copie du plan - qu’on peut acheter au musée pour près de 40 ans a l’air qu’il s’agit d’une simple affiche format mondial ( je n’achète jamais ce type d’affiche, je trouve le prix toujours trop cher et après je regrette, car les cartes postales qui garnissent mes murs ne sont finalement que des confettis dépareillés, qui ne composent qu’une part infime du souvenir). Ce plan, où se trouvait-im ? Dans les bureaux de la section médiévale de l’Université de Lausanne ? Ou alors contre le mur d’un des studios du conservatoire ? Dans chaque studio,il y avait souvent de ces affiches, qui présentait une exposition de peintures. Ironie appuyée des professeurs ? On m’avait raconté des années plus tard que le conservatoire avait pris possession d’un ancien asile pour aveugle et les studios de musique n’étaient au début que les chambres des aveugles.

Dans le studio de ma prof de piano, il n’y avait pas de poster consacré à une exposition de peinture. Mais une affiche de concert, pour le concours Clara Haskil. Je lui avais demandé qui c’était, cette femme décharnée au chignon lâche, qui selon mes yeux d’enfants, avait l’air d’avoir été privée de chocolat toute sa vie. Ma prof me raconta que c’était une femme très talentueuse, mais qui n’eut jamais la chance de voir son talent découvert pendant sa jeunesse. Arrivée tardivement à la reconnaissance, elle s’empresse d’organiser un concours pour promouvoir la découverte des jeunes talents. Enfant, je n’avais jamais fait le lien avec ma propre prof de piano, un être décharné et transparent. J’avais beaucoup d’affection pour elle, même si elle me grondait souvent que je ne travaillais pas assez mes gammes.


Un jour, je devais avoir quatorze ans, je viens pour ma leçon de piano à l’heure prévue. La porte du studio est entrouverte. Ma prof n’est étonnamment pas là.

Son absence habite toute la pièce. 


Décontenancée, je m’installe, pianote un instant. J’attends dix Minutes, puis quinze. Et là je me dis qu’elle doit être malade, bien qu’elle ne semble pas fait de matières organiques.

J’informe le secrétariat, qui a l’air surpris. Ils me disent que je peux rentrer chez moi. Je n’ai pas vu la personne précédant mon cours. JE ne saurai jamais si c’est l’élève précédent qui a causé la fugue de ma prof ou si c’est la perspective d’assurer la leçon qu’elle devait m’enseigner qui lui sembla de trop. Confusément, la culpabilité ne se fit que rétroactivement, et quelle que part ce n’est qu’en écrivant ces lignes que je prends réellement conscience de la masse de culpabilité diffuse qui découle de ce studio peuplé d’un grand vide.


Il s’avéra qu’elle était dépressive, on me dit juste sur le moment qu’elle était souffrante et on me trouva un autre professeur, au studio plus grand. JE ne revis jamais ma prof de piano, je ne lus qu’épisodiquement ses lettres de lecteur au quotidien de la ville. Des saynètes décrivant des promenades de renards dans les villes, dans un style poétique et naïf qui ne présageait rien de bon sur son état mental.